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Photo de Carolyn DRAKE pour National Geographic

Ce que les neurosciences nous apprennent sur la transe chamanique

Temps de lecture : 5 min

Le 30 octobre prochain sort au cinéma le film « Un monde plus grand » adaptation cinématographique de l’histoire de Corine Sombrun. Devenue chamane, Corine Sombrun s’interroge sur les changements neurologiques se produisant en état de transe. Depuis une dizaine d’années, nos sociétés occidentales essayent de comprendre la transe chamanique à travers le prisme des neurosciences. 

Il ne devait s’agir que d’un simple déplacement professionnel

En 2001, Corine Sombrun, musicologue, est envoyée par la radio BBC World en Mongolie au sein de l’ethnie des Tsaatans. Elle devait aller récolter des sons dans le cadre d’un reportage sur les traditions chamaniques. Au sein de multiples ethnies, être chaman est un don. Historiquement, son rôle est d’induire la cohésion sociale et de faire le lien entre le monde des humains et le monde des esprits pour guérir. Les esprits sont les responsables du maintien de l’harmonie dans le monde. Lorsqu’une personne fait une action qui déstabilise l’harmonie du monde, les esprits envoient alors à la personne une alarme qui se matérialise sous forme de problèmes. La personne adresse son problème au chaman qui rentre alors en transe au son d’un tambour pour interroger le monde des esprits, connaître la raison de leur colère et soigner/aider la personne. C’est en assistant à sa première session de chamanisme que Corine Sombrun, aux premiers sons de tambour, se met à rentrer en état de transe : elle tremble, agit et hurle comme un loup. Le chaman lui dit alors qu’il faut qu’elle se forme à devenir chaman car c’est sa destinée. Si elle ne le fait pas, elle créera un déséquilibre dans l’harmonie du monde et sera confrontée à beaucoup de problèmes. Dès lors, Sombrun s’embarque dans 8 ans d’allers-retours entre la France et la Mongolie afin de devenir à son tour chamane. 

Au fil des années, Corinne Sombrun a pu mettre des mots sur ce qu’elle vivait en état de transe. Elle perd la notion de l’espace et du temps, ne perçoit pas la douleur physique (et pourtant elle se donne des coups), possède une force qu’elle n’a pas normalement (porte à bout de bras un tambour de 8kg pendant 2h) et a des visions les yeux fermés. Mais surtout, elle perçoit les espaces disharmonieux. Et lorsqu’elle les perçoit, elle se met à émettre des sons, langages et chants inconnus dont elle a l’impression qu’ils vont apporter à ces espaces ce qu’ils ont besoin pour retrouver l’équilibre. Elle raconte aussi que ses sens sont comme détournés de leur fonction de base, comme si elle atteignait un « niveau 2 de fonctionnement » de ses sens : elle ne voit pas la dysharmonie par exemple, mais la sentait. Elle renifle les dissonances et chante pour les corriger. 

Comme vous l’aurez sans doute deviné, chez Open Mind, on est férus de neurosciences. Alors quand on entend ça, on se pose pleins de questions : à quoi ressemble l’activité de son cerveau sous transe ? Est ce que la transe modifie le fonctionnement du cerveau et lui donne accès à d’autres capacités ? Est-ce que la transe altère durablement son cerveau ? 

Quand la simple volonté lui permet de faire passer son cerveau d’un état pathologique à un état sain

Il se trouve que Corine Sombrun s’est posée les mêmes questions que nous. A la fin de sa formation de chamanisme, elle est entrée en contact avec, entre autres, le professeur Pierre Flor-Henry, neuropsychiatre à l’hôpital d’Alberta au Canada pour entamer un projet de recherche sur le fonctionnement de son cerveau en état de transe. L’outil utilisé pour mesurer le fonctionnement de son cerveau s’appelle un EEG (Electroencéphalogramme) : ce sont des électrodes que nous plaçons sur le cuir chevelu permettant de mesurer l’activité électrique du cerveau. Pour cela, Sombrun a dû apprendre à rentrer en transe sans son tambour car celui-ci ne pouvait être utilisé en présence de l’attirail de l’EEG. Mais surtout, elle a dû apprendre à sortir de l’état de transe par la simple volonté.  

Pr Flor-Henry et son équipe ont ensuite comparé les résultats de son cerveau en état de repos et en état de transe. Dans un état de repos, le fonctionnement cérébral de Sombrun était tout ce qu’il y avait de plus normal. Les tracés de son EEG ressemblaient à ça :  

Extrait TedxParis Salon

Mais en état de transe, les tracés ressemblaient à ça :  

Extrait TedxParis Salon

Les chercheurs ont ensuite comparé les résultats de Sombrun aux résultats EEG de trois groupes contrôle : un groupe était constitué de personnes souffrant de dépression grave, un autre de personnes atteintes de schizophrénie et un dernier groupe, de personnes atteintes de troubles maniaques. Ils en sont arrivés à la constatation suivante : les tracés de Sombrun en transe ont des similitudes avec ces trois pathologies à la fois. 

A la différence que Sombrun a la capacité de mettre son cerveau sain dans des états pathologiques, et d’en revenir par la simple volonté, sans garder aucune séquelle. 

Les résultats de Flor-Henry indique aussi que son état de conscience passe d’un mode de pensée analytique à un mode de pensée plus intuitif, tourné vers l’expérience immédiate. Ceci grâce à une désactivation du cortex préfrontal (régissant le raisonnement, l’inhibition, le contrôle des actions, la prise de décision etc.) et une activation du cortex postérieur somatosensoriel (zone recevant les informations provenant de la surface du corps).

La transe : potentiel inexploité de tout être humain ? 

La transe est vue aujourd’hui comme un état modifié de la conscience.  Il existe différents états modifiés de la conscience que nous pouvons placer sur un spectre allant du normal au pathologique. Dans les états de conscience modifiée normaux, nous retrouvons les états méditatifs ou encore le flow (état d’engagement et de concentration maximal atteint par une personne lorsqu’elle est complètement absorbée par ce qu’elle fait). Ce sont des états de conscience modifiée volontaires. Dans les états de conscience modifiée pathologiques, nous allons trouver les altérations non volontaires de la conscience comme la perte du sentiment de soi ou les hallucinations. 

Où se situe la transe sur ce spectre ? Peut-on la placer proche des états de conscience pathologiques ou plus proche des états normaux ? Pour d’autres chercheurs, ce serait un état nouveau du cerveau, qu’on ne peut donc pas comparer à des états pathologiques. Ce serait même un potentiel qu’on a tous en nous. 

En effet, Corine Sombrun a créé un son issu de ses expériences de transe et de celles des chamans autour d’elle. Ce son regroupe les rythmes particuliers du tambour qui semblent déclencher la transe. En collaboration avec le chercheur Elie Desmond-Le Quéméner, ces sons ont été passés en boucle lors du stage « Transe et Création » à l’École supérieure des beaux-arts de Nantes Métropole en décembre 2015. Sur 20 participants, 16 sont entrés en transe. Les recherches sont encore en cours sur ce projet, cependant, cet événement montre que les états de transe pourraient être beaucoup plus communs qu’on ne le pense. Nous nous posons la question suivante : les états de transe seraient-ils un potentiel inexploité de l’Homme plutôt qu’une psychopathologie ou un don ?  

De plus, la transe, en tant qu’état de conscience modifié, serait beaucoup plus répandue dans le monde que le laissent penser nos croyances occidentales. Si on remonte dans les années 70, une étude a montré que sur un échantillon de 488 sociétés observées dans le monde, 90% d’entre elle utilisait des états modifiés de conscience dans leurs pratiques.  

Quel avenir pour la transe chamanique dans nos sociétés occidentales ?

Plusieurs postulats existent aujourd’hui sur la transe chamanique et orientent les projets de recherches.

Premièrement, on se demande si la transe pourrait avoir un rôle à jouer pour favoriser la guérison de nos maladies occidentales. Par exemple, certains postulent que les personnes psychotiques seraient coincées dans cet état de conscience altérée et que les chamans pourraient les ramener à un état de conscience ordinaire. Cette hypothèse ouvre un lien entre un monde scientifique et cartésien et cet autre monde auquel nous avons difficilement accès : l’inconscient (que les chamans appellent le monde des esprits).

Deuxièmement, certains font l’hypothèse que la transe amène à un modèle de perception de la réalité qui est augmenté. Ce que nous voyons dans un état de conscience normal n’est pas le monde, mais un modèle du monde créé par notre cerveau. Et la transe serait un moyen d’accéder à des informations qui sont autour de nous mais qu’on ne percevrait pas dans un état de conscience ordinaire. En effet, le cerveau fonctionne comme un filtre. Il reçoit des millions d’informations à la seconde, mais toutes ne sont pas conscientisées et utilisées. Le cerveau sélectionne seulement ce dont nous avons besoin. Pendant la transe, le nombre d’informations utilisées par le cerveau augmenterait. 

Un autre postulat est que la transe pourrait être un outil favorisant le développement individuel, la connaissance de soi-même et in fine, le bien-être. Le transe pourrait aussi être utilisée comme outil facilitant le processus créatif. 

Quelque soit les postulats, la transe chamanique est aujourd’hui un grand sujet de recherches dans les neurosciences. Les études jusque là réalisées sur les états de transe promettent de grandes découvertes mais doivent encore être confirmées par des études à grande échelle. Il va encore falloir plusieurs années de recherche pour pouvoir faire ressortir des hypothèses fortes sur la structure et les mécanismes sous-jacents à l’état de transe. 

Sources 

Flor-Henry P., Shapiro Y., Sombrun C. 2017. Brain changes during a shamanic trance: Altered modes of consciousness, hemispheric laterality, and systemic psychobiology.

Money, M. 2000. Shamanism and complementary therapy. 

Northoff, G.Humans, Brains, and Their Environment: Marriage between Neuroscience and Anthropology? Neuroview, Volume 65, issue 6, P748-751, march 25, 2010

Oohashi, T. 2002. Electroencephalographic measurement of possession trance in the field.

G21 Swisstainability Forum 2015, Corine Sombrun livre pour le magazine Nice Future 

TEDxParisSalon 2012 – Corine Sombrun – La transe chamanique, capacité du cerveau ?

Auteur : Anaïs Roux